jeudi 3 mai 2007

Le style et la signature

  Le style et la signature


                   
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Il était une fois un jeune Khan mongol dans sa forteresse des montagnes, au nord de l’Hindû-Kûsh, passionné de peinture et de dessin. Parmi les femmes de son harem, il n’en aimait qu’une seule, mais à la folie, et celle-ci, jeune Tatare, belle parmi les belles était éperduement amoureuse de lui. A longueur de nuit, et jusqu’aux petites heures du matin, ils s’adonnaient, à perdre haleine, à de si brûlants ébats, se délectaient d’un tel bonheur qu’ils auraient voulu que cette vie inimitable fût aussi éternelle. Aussi bien avaient-ils découvert que la meilleure façon de réaliser ce souhait était de regarder pendant des heures, à longueur de journée, sans relâche, les merveilleuses et parfaites images de l’amour qu’ils trouvaient dans les livres des maîtres anciens. Et en effet, à force de contempler toujours les mêmes illustrations sans défauts des mêmes histoires d’amour, ils sentaient leur félicité égaler peu à peu celle de ces récits des temps heureux de l’Âge d’Or. Or,dans l’atelier de miniatures du prince, un peintre, parmi les maîtres, chargé de produire et reproduire toujours la perfection des mêmes images des mêmes ouvrages, cultivait les usages consacrés, pour peindre les tourments de Farhad et Shirine, les regards éperdus, désolés, échangés par Majnûn et Leyla, et la langueur profuse dans les clins d’œils lourds de sous-entendus et de secrets intimes, qu’au milieu d’un jardin beau comme celui du Paradis se renvoient Shirine et Khosrow, en prenant, quel que fût le livre, la page à illustrer, toujours pour modèle des amants, son souverain et la belle Tatare. Le Khan et sa compagne, persuadés par la contemplation de ces pages que le bonheur n’aurait jamais de fin, inondaient notre peintre d’or et de louanges. Mais l’excès de faveur et d’or, à la fin, eut raison de la raison du peintre : oubliant que la perfection de ses œuvres n’attestait que sa dette envers les modèles anciens, il s’écarta de leur voie, séduit par les prestiges du Diable : il eut la vanité de croire qu’à mettre un peu de lui-même dans ses miniatures, celles-ci plairaient davantage. Or, ces innovations personnelles, les vestiges qu’il laissa de son style ne firent que troubler le Khan et sa compagne : ils n’y trouvèrent que des imperfections. En sentant que, du charme de ces images, quelque chose était rompu, que ces miroirs parfaits de leur bonheur étaient brisés en quelque sorte, le souverain mongol conçut, pour sa compagne d’une histoire ancienne, dont les pages semblaient tournées, une forme de jalousie. Pour la rendre jalouse, il coucha avec une des suivantes. Les commérages firent le reste, et si bien que la belle et jeune Tatare, sans rien dire, se pendit à la branche d’un cèdre dans la cour du harem. Comprenant son erreur, et qu’elle était dûe à ce «style» du peintre séduit par le Diable, sur-le-champ il lui fit crever les yeux.


Orhan PAMUK
Mon nom est Rouge
Éditions Gallimard, 2001, traduit du turc par Gilles Authier, p 93


 
             
Les artistes du XXIe siècle, en Occident, s'inscrivent dans une autre tradition en cherchant à se distinguer et à s'affranchir des marques de leurs aînés afin d'exister.
La distinction de la signature reste une valeur.
La nouveauté, sa condition.
Le conte du Khan et de la jeune et belle Tatare est là pour nous rappeler qu'il existe d'autres valeurs.




                 
illustration extraite du site willowfyre.com



Commentaires

c'est très beau
merci !
Commentaire n°1 posté par laurence le 06/05/2007 à 19h33


                 
                   

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