samedi 4 juin 2011

Joan Fontcuberta, Fauna .2

 Chimères
fontcuberta-fauna24 300 «Bien étrange histoire que celle du professeur Ameisenhaufen, mis au banc de la société scientifique par ses confrères pour des recherches et des travaux  controversés. Ces derniers sont, pour partie, illustrés ici grâce à la découverte fortuite de documents par Joan Fontcuberta et Pere Formiguera. Tout un ensemble d’archives (photographies, manuscrits, sonogrammes…) sont à notre disposition pour attester l’authenticité des découvertes du professeur. Une vidéo (visible dans la photo à gauche) nous présente la sœur d’Ameisenhaufen, Elke, nous renvoyant l’image vivante d’un mythe et plus encore d’une mystification.
Il est vrai que la découverte d’espèces animales inconnues à ce jour est pour le moins envisageable et au cœur des recherches scientifiques actuelles. L’évolution des espèces a laissé de côté de nombreux spécimens transitoires, sortes de chaînons manquants que l’on s’efforce de retrouver, qui rendent les images que nous voyons exposées plausibles. 
Les animaux nous sont ici présentés sous un aspect strictement scientifique : dénomination, vues d’un laboratoire… mais pour qui sait lire attentivement, apparaissent dans les textes des références bien éloignées du domaine d’abord annoncé et la supercherie se révèle». Voici ce qu'indique la plaquette introductive de l’exposition Sciences-Friction consacrée au travail de l'artiste catalan Joan Fontcuberta au Musée de l'Hôtel-Dieu de Mantes-la-jolie en 2005. Nous sommes prévenus avant d'entrer : notre vigilance est requise.
   
Il faut savoir que le projet Fauna  a d'abord été présenté en 1989 au Musée de Zoologie de Barcelone alors qu'en toute logique sa présentation aurait dû se faire dans un musée d'art contemporain étant donné la nature de ce qui est montré : une installation, donc une œuvre d'art fondée sur une création. La différence est de taille et éclaire sur l'intention de l'artiste. Cette exposition, comme on va le voir, met en place très scrupuleusement, une sorte de rhétorique appliquée et rencontrée dans les expositions des musées d'histoire naturelle. Pas de place a priori pour la création personnelle ; tout se veut objectif, scientifique, donc rigoureux. fontcuberta-fauna27 300
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L'installation se compose d'un ensemble de photographies, de planches, de croquis et dessins et de textes encadrés et accrochés aux cimaises avec un souci à la fois d'harmonie et de rigueur scientifique. Puis prennent place, entre ces cimaises, des meubles-vitrines en usage dans les musées traditionnellement consacrés aux présentations à caractère scientifique (voir photographies ci-dessous). Des projections vidéo sur moniteur complètent cet ensemble. Le dispositif de cette installation est construit autour d'un récit, celui de la découverte du travail du professeur Wilhelm Ameisenhaufen (voir). C'est ce qui donne un sens et structure le projet.
   
fontcuberta-fauna25 300 Le dispositif imaginé par l'artiste fait appel à des habitudes qui sont les nôtres ou l'ont été  : de sages petites vitrines un peu désuètes dont le fond est tendu d'une toile de lin et dans lesquelles sont disposés méticuleusement des documents (objets, échantillons, photographies jaunies, clichés sur verre ébréchés, radiographies,  appareils  de mesure et appareils-photos, des textes, des coupures de journaux, des croquis et dessins, des carnets ouverts, des listes, des cartes, etc), le tout soigneusement étiqueté, daté, numéroté. Un cartel jauni, à l'encre pâlie, figure sous chaque pièce, à côté de chaque élément exposé.  
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  Tout ceci fait partie d'une stratégie muséale qui vise à gagner la confiance du visiteur, à atténuer son sens critique. Dans le cadre de cette volonté de mystifier notre visiteur, tout a été artificiellement vieilli et les traces du temps, de l'usure et de l'oubli font partie de la matérialité de chacun de ces objets (6, 7). Ce type de présentation, vaguement austère, poussiéreuse, salie, délavée, renvoie aux vitrines du musée de l'Homme du milieu du XXe siècle où l'on pouvait prendre la mesure du travail quotidien, patient, méticuleux  du chercheur (qui avait voyagé, accumulé des objets et des connaissances, avait fait des découvertes, les avait analysées puis était revenu avec tout ce corpus offert ici sous nos yeux) ; mais ce type de dispositif renvoie également à l'activité de fourmi des autorités responsables de ces expositions à caractère scientifique.  Toute cette somme d'éléments hétéroclites, à la fois quotidiens et extravagants, sont réunis, analysés, classifiés et leur fonctionnement pensé pour nous. Tout est livré dans sa diversité et sa complexité : des noms latins, des pays lointains ou des contrées reculées, des traces de l'expérience, des mesures comme on en rencontre dans tout compte rendu scientifique, des numéros inscrits soit sur les spécimens présentés soit dans des listes ou sur des fiches, etc. Tout est là pour faire autorité, pour présenter l'évidence d'un projet scientifique dont on rend compte. Les objets organisés pour la circonstance, aussi bien que les photographies, sont des pièces à conviction, des preuves de l'authenticité de la démarche et de ses résultats.  
   
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Comme le rappelle Nathalie Parienté dans la présentation qu'elle fait du projet Fauna pour le catalogue de l'exposition de 2005 à Mantes-la-jolie : «Il aura fallu quatre ans aux artistes catalans, Fontcuberta et Formiguera, pour venir à bout de Fauna, cet immense canular qui de plus est une œuvre ouverte, sur laquelle ils peuvent, s’ils le souhaitent, intervenir à tout moment. Dans ce projet, les deux artistes se présentent eux-mêmes en tant que découvreurs fortuits des archives du professeur Ameisenhaufen. En réalité, ils élaborent pièce par pièce chacun des animaux empaillés (il ne s’agit pas de photomontages) ainsi que les différents documents qui viennent appuyer les recherches du professeur. Imaginons les conditions de «recrutement» des différents acteurs de cette imposture :  un peintre argentin de leurs amis représente le professeur âgé, etc. Imaginons, une fois ce dispositif installé, les gardiens de musée qui ne savent pas «si ces animaux sont vrais ou non, mais qui en tout cas avaient vu le professeur, qui était bien là à l’inauguration» ! Imaginons encore les différents taxidermistes que les deux compères ont dû convaincre de se rendre complices d’une telle imposture artistique, leurs conversations, totalement surréalistes (l’un des taxidermistes avoue avoir été inquiet que les artistes lui demandent de procéder à des greffes humaines, «ce qui est une source de complications tout de même ! » fit-il remarquer). Imaginons les deux garnements, leur œuvre désormais consacrée et exposée au MoMA de New York, cachés derrière les piliers à guetter les commentaires des visiteurs, leur discussion avec un conservateur du département de peinture de ce même musée, «impressionné par ces découvertes incroyables». Joan Fontcuberta établira plus tard une typologie des comportements suscités lors des différentes présentations de l’œuvre, qui nous donne des indications sur le dialogue que l’artiste souhaite instaurer avec le spectateur».

Le spectateur, en tout état de cause, ne restera pas passif. Il est sollicité par ce qu'il voit. Ces chimères ainsi que leurs comportements décrits par le professeur Ameisenhaufen vont engendrer des sentiments contraires : de la curiosité, de l'enthousiasme, de l'émerveillement devant tant de choses étonnantes mais également du doute, une dose d'incrédulité, peut-être même de l'incompréhension, voire un rejet,  mais aussi le rire de celui -celle-  à qui on ne va tout de même pas faire croire des choses aussi aberrantes... 

S'agit-il d'imposture, de falsification, de supercherie, de mystification ? Ou tout simplement de poésie ? L'œuvre de Fontcuberta interroge le réel ainsi que notre relation au monde et aux images. Elle pose un certain nombre de questions que nous allons essayer d'aborder prochainement...
           
           
           

 
                 
           
La suite demain.

voir Joan FONTCUBERTA, Fauna .1
           
voir aussi  la série Herbarium de Joan FONTCUBERTA
           
           
           
           
Je renvoie au catalogue de l'exposition Joan Fontcuberta.Sciences-Frictions qui a été présentée du 9 avril au 3 octobre 2005 au Musée de l'Hôtel-Dieu de Mantes-la-Jolie (Nathalie Parienté, commissaire de l'exposition). 
 
 
 site de Joan Fontcuberta
           
           
           
           
           
           
 photographies :

1 : exposition Sciences-Friction, Mantes-la-jolie, 2005 (photo personnelle)
2 : exposition Sciences-Friction, Mantes-la-jolie, 2005 (photo personnelle)
3 : vitrine d'archives, exposition Sciences-Friction, Mantes-la-jolie, 2005 (photo personnelle)
4 : vitrine d'archives, exposition Sciences-Friction, Mantes-la-jolie, 2005 (photo personnelle)
5 : vitrine d'archives, exposition Sciences-Friction, Mantes-la-jolie, 2005 (photo personnelle)
6 : le professeur Ameisenhaufen et le Centaurus Neandertalensis 
7 : le Microstrium Vulgaris dessin d'après nature

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Commentaires

Ce travail est une féerie aux lisières fructueuses de plusieurs champs des activités humaines, à commencer par l'onirisme le plus ancestral, c'est à dire la fantasmagories, la capacités de fabriquer ses monstres et de peupler son univers personnels. Ces articles sont un régal de lecture et de divagations forts fécondes.
Il semblerait que nous ne soyons pas les seuls à partager la même admiration pour l'oeuvre. Toute l'expo qui était présentée à la Chartreuse de Villeneuve-lez -avignons à été dérobée :http://www.rue89.com/oelpv/2011/06/04/une-expo-photo-de-fontcuberta-volee-dans-sa-quasi-integralite-206115
Ce n'est certainement pas un miracle ni une expérience artistique ou scientifique ...
Commentaire n°1 posté par laurent le 04/06/2011 à 23h49
Bonsoir cher Laurent,

alors comme ça, sans le savoir, on me coupe l'herbe sous le pied ? En effet, j'ai repéré cet article de Rue 89 dans la soirée et j'ai préparé un article "parenthèse" (j'ai d'ailleurs écrit "parenthèse troublante"...  ) que je m'apprête à mettre en ligne. Quand on connaît l'œuvre de Fontcuberta, ce qui s'est passé est du plus haut intérêt.
Merci pour ces choses dites.
Réponse de espace-holbein le 05/06/2011 à 00h02
                    
           
           
           
           
           
           
           

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