mardi 29 novembre 2011

Diane ARBUS, Jeu de Paume .2


 Diane ARBUS, Jeu de Paume
arbus2001-4 300 Corps noir et tête blanche. C'est la fille au cigare.(Girl with a cigar in Washington Square Park, N.Y.C. 1965). Tout devrait se jouer à l'avant-scène : la main gauche, prolongée par ce cigare semble percer le plan de la photographie  et entrer dans l'espace du spectateur. Il s'agit d'un artifice très efficace, utilisé notamment dans un bon nombre de portraits de la Renaissance, et dans la peinture de Memling, notamment. Le contact avec le modèle, contrairement à de nombreuses photographies de Diane Arbus, ne se fait pas par le regard mais par le biais d'un geste accompagnant un objet. L'objet n'est pas neutre ; il donne le titre de la photo et a pour fonction de condenser et peut-être bien de réduire le personnage à un acte unique : fumer le cigare.
Et c'est une femme qui fume le cigare dans un lieu public, au regard de tous. On ne mesure peut-être pas l'impact et la force d'un tel acte à New York, en 1965. S'agit-il là d'un écart par rapport aux règles, à la coutume de l'époque ?  Mais, c'est New York dans sa diversité : Diane Arbus décrit dans ses carnets les groupes très typés occupant des territoires identitaires assez délimités de Washington Square (les junkies, les lesbiennes, les winos, etc.) et son désir de se rapprocher d'eux. Je n'ai rien trouvé sur cette Fille au cigare mais ne connais pas, non plus, tous les carnets. Ce qui me frappe dans ce portrait n'est pas le cigare mais l'absence du regard. Cette fille a les yeux tournés en dedans, telle une aveugle. Voilà peut-être la faille ; l'écart serait celui-ci. Et l'on sait l'attention, l'intérêt, que portait Diane Arbus aux aveugles.
           
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C'est elle, Diane Arbus, qui fait -en 1969-  ce portrait classique et lumineux, de l'écrivain argentin Jorge Luis Borges qui deviendra définitivement aveugle en 1955. C'est elle aussi qui photographiera, dans leur intérieur, ce couple d'aveugles enlacés. 

         
arbus2011-8 600 On en trouvera d'autres, y compris dans sa dernière série, Untitled (dans un asile pour femmes), qu'elle fera juste avant son suicide ; ou bien encore dans certains autres portraits comme celui de  Walter Gregory, le fou -borgne- du Massachusetts (ci-contre). La cécité, la privation de voir (même partielle) est un état qui va l'interpeller. Borges «regarde l'objectif», il pose pour l'artiste, les yeux grands ouverts et sait qu'il ne verra jamais cette photographie et ne se verra jamais «regardant» l'objectif. Le couple enlacé pose, lui aussi, face à l'opératrice, celle qui les regarde et celle pour qui ils «regardent». La pose est naturelle et la photographie assez banale. Tous deux «fixent» l'objectif. Tous deux savent aussi qu'ils ne verront jamais cette photographie. Tous les trois jouent le jeu social de l'échange et des bonnes manières. Pourtant, on devine que les enjeux, pour eux, sont radicalement différents : l'objet, le fruit d'une intention, leur échappera à jamais ; ils n'auront même pas le loisir de dire qu'ils ne se reconnaissent pas, qu'ils ne s'aiment pas sur cette photo. La faille de Diane Arbus se situe peut-être là, dans cet échange impossible qui renvoie à soi-même, la photographe, celle qui voit et qui décide de regarder.
           
Et ce qui extirpe la photographie des aveugles enlacés de la banalité, c'est naturellement leur cécité mais c'est aussi le dispositif de la photographie : à côté des sujets qui posent, une fenêtre, long rectangle blanc aveuglant, occupe une partie importante de l'image. Par cette fenêtre on ne voit rien ; c'est une lumière violente, blanche, abstraite, une sorte de néant qui ne renvoie à rien d'identifiable, rien que l'on ne saurait nommer. Peut-être, au sein même de l'image, un commentaire de l'irreprésentable : la cécité de ces aveugles que l'on ne peut qu'imaginer. Une autre photo de Diane Arbus dresse un dispositf assez semblable (ci-dessous) et de façon beaucoup plus éloquente. Ici ce rectangle de lumière aveuglante est centré, comme s'il constituait le sujet de la photographie. Le personnage dans le fauteuil est relégué sur le côté, dans l'obscurité. Ces deux images juxtaposées nous donnent une idée du pouvoir d'abstraction d'un élément traditionnel dans une photographie où le regard est clairement et décidément mis en scène.
           
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Les dispositifs de la mise en scène du regard relèvent des préoccupations essentielles d’artistes plasticiens importants et ce n’est, bien sûr, pas un hasard. La photographie de Borges est à ce titre exemplaire, comme "BLIND", photographie célèbre de Paul Strand l'est également ; elles peuvent fonctionner comme des prétextes : l’une relevant de « l’anecdote »(oserais-je dire du clin d’oeil?…), le BLIND, écrit sur cette plaque qui pend au cou de cette femme, l’autre relevant de la photographie « officielle » d’une personnalité importante dans le monde de la culture, ce qui lui confère cette solennité affichée. Dans les deux cas un(e) artiste photographe (dont l’activité créatrice est, rappelons-le, de regarder) met en scène un dispositif fondé sur la vue. Si l’on remonte dans l’histoire de l’art, il faut alors citer une oeuvre fondatrice : la Parabole des Aveugles de Pieter Bruegel (que l’on peut voir au Capodimonte à Naples) et qui a pour prétexte affiché, et c’était logique à cette époque, une symbolique religieuse (et morale) mais qui n’en demeure pas moins l’oeuvre d’un peintre travaillant sur la cécité. Cette préoccupation centrale animera une quantité inestimable d’artistes jusqu’à nos jours. Comme on ne peut tous les citer, et que le propos est consacré à l’oeuvre d’une artiste photographe, avançons quelques exemples importants dans le champ de la photographie contemporaine : Sophie Calle, par exemple avec sa si belle série de 1986 sur les aveugles , Patrick Tosani sur les Portraits-Braille, ainsi que Joan Fontcuberta également sur les textes en braille (Semiopolis, Origin of Species, 2000), ou également la série « Tests optiques » de Natacha Lesueur.

A l'instar de ce couple, j'ai l'impression que, chez Diane Arbus, les individus photographiés font des efforts désespérés pour se rattacher, pour coller à cette normalité ; mais de façon souvent pathétique. Nous ne sommes pas totalement dans un "ailleurs". C'est peut-être ce qui crée ce malaise, cette gêne (et cette fascination, aussi ?) car il existe des éléments qui nous concernent et qui nous ressemblent (même chez les débiles déguisés ou les nudistes dans leur intérieur stéréotypé ou même encore chez les travestis de Diane Arbus qui sont si différents de ceux que l'on croise dans les photographies de Nan Goldin...).
 La photographie de Diane Arbus n'est pas non plus une photographie militante ; elle n'est pas faite pour nous convaincre, dans la mise en scène d'un prosélytisme quelconque ; ainsi cette qualité lui donne cette dimension universelle mais vidée de tout sentimentalisme.
Il y aurait tant à dire sur l'artiste. J'ai choisi de m'arrêter sur quelques-unes de ses photographies alors qu'il y en existe deux étages dans l'exposition à découvrir.  Personnellement je préfère m'attarder, faire durer le regard, au détriment, sans doute, d'une vision de catalogue, d'une énumération, qui à terme, s'avère aride. 
Rien ne saura jamais me détourner de l'admiration que j'ai toujours éprouvée pour l'œuvre de Diane Arbus.
 
 Pour finir, comment ne pas évoquer les petites jumelles de Diane Arbus ? Elles ont été retrouvées trente ans après :
 
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Il y a quelques années, sur ce même blog j'avais déjà évoqué le travail de cette artiste sous l'angle du double  :
 
Arbus et ses doubles
Diane Arbus : double autoportrait
Diane Arbus : double exposure
 
           
           
           
Diane Arbus
du 18 octobre 2011 au 05 février 2012

site de l'exposition

Jeu de Paume
1 place de la Concorde
75008 Paris
           
           
           
           
           
           

jeudi 17 novembre 2011

Diane ARBUS, Jeu de Paume .1


 Diane ARBUS, Jeu de Paume
Arbus-Shar.Goldberg 300 Le visage de la jeune fille est doux, d'une beauté mélancolique. Les traits sont réguliers et l'expression pleine d'une profonde retenue. L'intensité de ce regard qui me fixe est à la fois l'invitation à pénétrer cet espace de la photographie et le trouble qu'il provoque. La coiffure est aussi noire et intense que les ongles sont blancs et nacrés. Les mains, comme le visage, s'ouvrent, se dilatent dans un mouvement timide de générosité. Figure vulnérable qui semble émerger mollement d'une obscurité. Le voile trouble et doux des rideaux est une sorte de clair-obscur inversé. La jeune fille est nue et porte seulement une petite chaîne et une médaille autour du cou. Il s'agit du portrait de Sharon Golberg, jeune beauté juste âgée de seize ans. 
L'ombre noire et longue du bas de la photographie, celle qui contourne l'épaule ronde, longe le bras puis court sur le corps nu avant de plonger dans l'obscurité, n'est pas une étoffe, ni même l'amorce d'un vêtement. Il s'agit d'une natte épaisse, une sorte de serpent fait de cheveux, d'un noir de ténèbres. Serpent vigoureux, étonnamment long. Mes yeux le suivent, bloquent sur la partie basse de la photographie puis remontent le long du bras bizarrement sombre, comme l'est le tirage présenté dans l'exposition. Et puis, soudainement, je prends conscience que le grain noir de la photographie de Diane Arbus n'est pas le grain mais la pilosité du modèle : la totalité des épaules et des bras est recouverte de poils noirs, fins, serrés, réguliers. 
«Vous voyez quelqu'un dans la rue et ce que vous remarquez essentiellement chez lui, c'est la faille» : c'est ce que disait Diane Arbus lorsqu'elle parlait de ce qui retenait son attention chez les gens qu'elle croisait. Et cette faille était avant tout la sienne. Elle passera sa vie à la traquer.
           
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Diane Arbus, avec acharnement et délicatesse, va construire  une espèce de famille composée d'individus qui ne semblent pas avoir trouvé exactement leur place, des gens qui débordent, penchent, s'extraient malgré eux du quotidien, des gens qui n'arrivent pas à occuper cette place qu'ils devraient naturellement avoir dans une photographie normale, celle que l'on trouve dans les albums de famille ou dans les boîtes en carton, une photographie sans qualité, somme toute. Et cette faille va donner du sens et de l'humanité aux photographies de l'artiste. Ici, un jeune couple et ses deux enfants. Mais l'homme -le père- est lui-même une sorte d'enfant. Il entretient la confusion. Il semble dépassé et subit sa vie, alors que sa femme -personnage construit, sophistiqué- concentre le malheur du couple qui a mis au monde un petit enfant attardé ; au contraire du plus jeune qui semble déterminé, actif. Quatre membres d'une cellule familiale : deux volontaires et deux autres qui subissent. Dans la photographie, la ligne du mur fait séparation. Et puis une autre famille, celle qui voit son enfant sortir de la norme. Des gens simples, normaux, dans un univers normal qui ont mis au monde un géant ; mais un géant maladroit, qui a besoin d'une canne pour avancer.
Drôles de familles.
           
           
           
Suite de l'exposition Diane Arbus : demain, peut-être
           
           
           
Diane Arbus
du 18 octobre 2011 au 05 février 2012

site de l'exposition

Jeu de Paume
1 place de la Concorde
75008 Paris